<!-- /* Style Definitions */ p.MsoNormal,
Photographie Cabaret
Comme
tous les soirs, Julien éteignit les photocopieuses, rechargea les bacs papier,
vérifia les systèmes et souleva les couvercles à la recherche d’un éventuel
document oublié par un client. La chose n’était pas rare, et ce soir là, ce fut
au tour d’une photographie d’une femme en médaillon de subir le sort du cours
de math des 1ère STT du lycée Michelet, du texte de la dernière
chanson à la mode, de l’acte notarié de Mr Bellfond, de la déclaration d’amour
de Jessica et de la facture EDF de Mme Leblaise, 34 rue des roseaux.
La
petite photo alla donc rejoindre naturellement la boîte des objets trouvés ou
plutôt, dans leur cas, des documents perdus.
Elle
n’y était d’ailleurs pas l’unique cliché : une mariée, un bébé rieur, un
jeune couple devant un temple grec et un vieux monsieur en chapeau haut de
forme allaient lui tenir compagnie.
Julien
essaya alors de se souvenir des clients qui avaient utilisé la photocopieuse
n°3, car enfin, à qui donc l’image pouvait-elle appartenir ? A la vieille
dame au chihuahua ? Non, elle s’était servie de la 2. Au grand type tout
maigre ? Peut être. A la jolie fille au chignon ? Non, il lui
semblait qu’elle avait copié des cours. Ou était-ce à la femme enceinte ?
Celle aux yeux bleus ? Celle en minijupe ? Celle de 20 ans ?
Celle de 60 ? Au monsieur au costume élimé ? A celui avec un
accent ? Au blond, au roux, au petit, au grand ? Il y en avait
tellement eu. Impossible de tous se les remémorer. Et en plus, comment savoir à
quelle heure la photocopieuse n°3 avait cessé de débiter ses copies ?
Machinalement,
Julien rangea la boîte, éteignit les lumières, tira le volet roulant de sa
boutique et partit.
Le
lendemain matin un homme attendait devant l’entrée. Certainement le
propriétaire de la photographie, présuma Julien. Mais non, seulement un homme
pressé. Il en fut presque déçu. La journée passa sans que personne ne vint la
réclamer. Aussi, avant de rentrer chez lui, il la ressortit de la boite.
C’était un portrait de femme, brune, enserrée dans un vêtement noir, le regard
détourné de l’objectif, le visage grave, sans un sourire. Il aurait pu la trouver
jolie si elle n’avait été du début du siècle. Car l’austérité de la tenue, de
la coiffure, de ses traits et de sa pose conférait à cette femme un
distant respect; de celui dû, généralement, aux figures ancestrales ou
aux monuments historiques. Son atemporalité dénaturait son pouvoir de
séduction. Il la reposa dans le carton et rentra chez lui.
Le
deuxième soir, à nouveau Julien regarda le portrait avant de rentrer chez lui.
Le troisième jour le surprit, dès le matin, à contempler le frêle visage. Elle
avait vraiment un curieux air, cette petite femme. La figure tournée vers la
droite, elle braquait ses noires iris vers un lointain perçu d’elle seule. Les
lèvres pincées, les pommettes hautes, les cheveux remontés en un savant
chignon, le teint pâle, elle paraissait surprise, ou autoritaire, ou
impassible, on ne savait que dire. Et c’est cela, justement, qui intrigua le
jeune homme.
A
présent, lorsqu’il ressortait l’image, entre deux clients, il avait
l’impression de découvrir une nouvelle
personne. La petite femme était mouvante. Jamais vraiment la même, ni jamais
totalement différente.
Une
semaine plus tard, le portrait espérait toujours la venue de son distrait
propriétaire.
-
Pourtant, se disait Julien, une si jolie frimousse, ça ne s’oublie pas !
Il
l’avait installée à coté du téléphone, bien en vue des clients, dans l’espoir
qu’elle fut reconnue par l’un d’eux. En vain. Et lui, à force de la croiser sur
son comptoir, se prit à se poser mille questions à son sujet, et surtout, celle
cruciale de son identité. Aucun nom, aucune date, rien. Sur le verso,
uniquement : « Photographie Cabaret – 99 rue Zitapril –
Fléra-sur-oise ».
Alors,
de temps à autre, au lieu de travailler, Julien s’amusait à lui attribuer un
prénom à l’aide du calendrier de la poste ou s’asseyait à son bureau pour la
dévisager. Il passait ainsi de longues minutes à tenter de percer le mystère de
cette expression singulière. A plusieurs reprises, il cru y être parvenu :
elle est étonnée ; c’est ça le reflet dans sa pupille ! Non, elle est
sûre d’elle ; une maîtresse femme, c’est certain ! Ou alors :
c’est de la tristesse qui émane d’elle, un air résigné ; voilà une fille
qui n’a pas dû avoir une vie facile…
Elle
était tout cela à la fois.
Il
décortiqua sa tenue, passa à la loupe son pendentif, sa pince à cheveux en
nacre, ses boucles d’oreilles. Il étudia la coiffure, les pans relevés de ses
cheveux, l’accroche cœur sur son front ; il promena son regard sur ses
joues, la naissance de son cou, sa poitrine légèrement dessinée sous l’épais
velours noir… Il ne pouvait se repaître de ce visage passé. Sans cesse, il
revenait à lui. Attiré, il en était tombé amoureux.
Alors
il retira la photo de son comptoir. Jalousement il la cacha aux yeux du monde
et souhaita de tout son être que personne, jamais, ne viendrait la lui
reprendre. Dans cette crainte, il procéda à un retirage mais le résultat se
révéla médiocre. La nouvelle épreuve demeurait trop sombre et beaucoup de
détails manquaient.
-
Si quelqu’un vient, je dirai que je n’ai rien trouvé. Voilà. Un mois après, c’est
tout à fait possible…
Sa
résolution était prise.
Le
soir, dans son appartement, Julien rêvait de la belle inconnue. Craignant de
l’égarer, il ne l’emmenait jamais avec lui. Et surtout, il appréciait ces
instants loin d’elle pour autant d’heures de tourments qui sublimaient sa
passion. Il brûlait alors de mille feux dans l’attente libératrice des
retrouvailles. Elle attendait au magasin. Lui, fébrilement, ouvrait la porte,
retenant encore quelques minutes la clé dans la serrure, prolongeant ainsi l’instant
délicieux avant la rencontre, toujours nouvelle, toujours différente. Quelle
femme allait-il découvrir aujourd’hui ? L’étonnée ;
l’amoureuse ; la meurtrie ; la sévère ; la mutine ;
l’impassible ? Car comme tous les amoureux du monde, il redoutait d’être
éconduit. Puis, ses craintes envolées, il couvait des yeux ce teint d’opaline,
ce nez retroussé, ces lèvres finement ourlées. Il contemplait cette beauté 1910
avec dévotion.
Car
il en était certain, pour avoir effectué des recherches sur internet, l’image
datait de 1900-1915. Et l’inconnue devait avoir dans les 20- 30 ans. Elle était
donc décédée depuis longtemps.
Curieuse
sensation que d’être épris d’une femme morte certainement depuis plus de
cinquante ans.
Quelle
a été sa vie ? A-t-elle été amoureuse ? Heureuse ? Des enfants,
certainement. Des petits enfants et même, peut être, des arrières petits
enfants qui seraient venus faire une photocopie du portrait de leur arrière
grand-mère et qui l’aurait oublié là ?
Julien
se remémora le soir où il l’avait découvert, petit bout de carton perdu dans un
coin du plateau de verre. Il croyait voir une jeune femme, vingt-cinq ans
environ ; elle lui paraissait ressembler à l’image. Est-ce elle, le
lien ?
************
« Photographie Cabaret- 99 rue Zitapril-
Fléra-sur-oise
Photographe
du ministère de l’instruction publique et des Beaux-arts, attaché à la
commission des monuments historiques pour le département de l’Oise »
Et
inscrit en minuscule en bas du carton : « N° du cliché 1054. On
pourra toujours avoir des épreuves à la maison ».
-
Mais, bien sûr, se dit le jeune homme en se précipitant sur l’annuaire
téléphonique.
Mais
il déchanta rapidement. Aucun photographe de Fléra ne portait ce nom, ni ne
siégeait à cette adresse.
-
Après tout, Fléra n’est qu’à dix kilomètres… J’irai voir demain.
Et
le lendemain matin, dès huit heures, Julien arpentait la rue Zitapril à la
recherche du numéro 99. Le rythme de son cœur s’accélérait à mesure que
défilaient les numéros. 77…85…91…Qu’espérait-il au fond, il ne savait trop.
Dans ses rêves les plus fous le photographe l’attendait : « Bien sur
monsieur, le cliché n°1054… son nom, son adresse, bien entendu. Il s’agit de
Mlle… » et là tout se résolvait, il retrouvait sa trace, suivait sa
descendance jusqu’à la jeune fille apparue dans son magasin. Il lui rendait la
photographie en découvrant avec émerveillement qu’elle était la copie conforme
de son arrière-grand-mère…
Mais
cent dix ans après, il lui fallait reconnaître que le portraitiste ne
l’attendait certainement pas et qu’il tenait une piste bien maigre dans sa
quête de l’identité de la belle inconnue. Depuis la veille, il oscillait entre
espoir déraisonné et pragmatisme désolant. C’est le cœur battant la chamade
qu’il approcha du 99.
Mais
en lieu et place de « photographie Cabaret » se tenait…un Mac
Donald’s. Evolution cruelle du 20ème siècle. La petite femme en
médaillon serrée dans son corset, au chignon parfaitement ajusté, au regard
franc et au fier port de tête , remplacée par une serveuse à la mèche tombant dans
les yeux, vêtue d’une affreux tee-shirt orange, au regard morne et aux pas
traînant. Que les petites femmes du peuple avaient changé ! Dépité, Julien
commanda un café et alla s’asseoir à une table.
Une
demi-heure plus tard, il sortit du restaurant.
En
revenant sur ses pas il fut surpris de découvrir une petite boutique de photo
au n°92. Il décida alors de tenter sa chance : « Quitte à être là… ».
En
expliquant la raison de sa venue le jeune homme senti que le quadragénaire, qui
l’observait derrière ses petites lunettes d’acier, le prenait pour un
hurluberlu. Il joua son va-tout en sortant la photo. L’homme allait y jeter un
regard aussi rapide que distrait lorsque son attention fut attirée par une
marque sur le verso et son visage, soudain, s’éclaira.
-
Ce tampon, là derrière, me dit quelque chose. Il me semble l’avoir vu dans les archives de mon père, quand j’étais
enfant. Car voyez-vous, il a racheté cet atelier à un homme très âgé qui, je
crois, officiait plus haut dans la rue. Ça pourrait peut-être correspondre...
Je dis bien, peut-être…
Julien
cru s’étouffer.
-Ecoutez,repris
l’homme avec exaltation, je regarderai le titre de propriété, l’historique, en
quelque sorte, de la boutique et vous dirai s’il y a un rapport avec
« Photographie Cabaret », d’accord ? Je vous appellerai si je
découvre quelque chose.
Et
c’est sur un petit nuage que le jeune homme regagna sa voiture. Il ne vit même
pas la route jusqu’à son magasin, à tel point qu’il faillit occasionner un
accident. Le reste de sa journée passa dans ce brouillard de secrète espérance.
Le lendemain, il avait retrouvé ses esprits, même si, pour la première fois, il
parla au portrait à voix haute :
-
Je vais vous retrouver et je vous rendrai à votre famille, je vous le
promets….Je vous retrouverai…Je veux tout connaître de vous. Vos goûts, votre
caractère, votre histoire. Tout. Jusqu’à
vos rêves…peut-être….
Quatre
jours s’étaient écoulés depuis sa visite à Fléra-sur-Oise. Julien désespérait
de recevoir l’appel du photographe lorsque le téléphone retentit.
-
D’après l’acte de propriété, la boutique s’appelait avant « Lessaux
photographie ». Pas de trace de « Cabaret ». Il faut dire que….
Julien
n’écoutait plus. Il sentait les larmes au bord de ses yeux. Quelle
déception ! Car, malgré tout, il y avait cru.
-
Vous m’écoutez ? Allo ? Interpella le photographe. Je croyais
pourtant que cela aurait pu vous être utile dans vos recherches, vous ne
trouvez pas ?
-
Quoi ? Quoi ? Excusez-moi, vous disiez ? S’enquit prestement le
jeune homme.
-
Je disais que Mr Lessaux, l’ancien propriétaire, était attaché à la commission
des monuments historiques du département. C’est pas un truc comme ça qui est
inscrit au dos de votre photo ?
-
Oui.
-
Donc, peut-être que ce Lessaux est l’homme que vous cherchez.
Julien
retenait son souffle.
-
Comment, puisque ce n’est pas le même nom ? Objecta-t-il cependant.
-
Parce que « Lessaux Photographie » c’est le nom de la maison en 1946
quand mon père l’a acquise. Dans les années 1900-1920, elle pouvait avoir une
autre appellation. Seuls les noms en cours d’utilisation sont répertoriés sur
les actes de vente.
Soudainement
il eu peur de comprendre.
-
Ce que vous êtes en train de me dire… C’est que ce Lessaux en question a pu
appeler sa boutique « Photographie Cabaret » au début du siècle et
« Lessaux photographie » dans les années 30 et la vendre sous ce nom?
-
Exactement, déclara le photographe avant d’ajouter ; d’autant qu’il
semblerait, mais là j’utilise le conditionnel, que Lessaux l’ai créée en 1897.
Cette
fois, Julien cru défaillir. Il jeta un coup d’œil éperdu à la petite femme qui
continuait de l’ignorer.
-
Vous êtes toujours là ? S’inquiéta l’homme à l’autre bout du combiné.
-
Euh...oui…oui.
-
Nous n’avons pas d’archives de cette époque. Je ne peux malheureusement vous
aider plus. Mais je vous conseille d’aller au ministère et avec le nom de
Lessaux Joseph et l’adresse, vous trouverez peut-être quelque chose. Il était
fréquent que les photographes attachés à des ministères leurs donnent des
copies des épreuves afin de constituer une sorte de « fond
historique » vous voyez.
-
Merci…
-
De rien, répondit le photographe. Alors bonne chance… et tenez moi au courant,
d’accord ?
-
D’accord.
************
Tout
s’arrêta quelques semaines plus tard, lorsque, après de multiples contacts, les
portes du ministère des Beaux-Arts restèrent désespérément closes. Julien
buttait sur cet obstacle. Les agents administratifs ne voulaient rien
entendre : « Non, non...il n’y a rien de tel ici. » ou
« Les archives ne sont consultables que par des personnes autorisées ». Mais comment le
devient-on ? Il ne le su jamais.
Un
soir, après une ultime rebuffade, Julien alla s’asseoir sur un banc en face du
ministère pour digérer son dépit avant de rentrer chez lui avec la ferme
intention de ne plus jamais revenir. C’est alors qu’une jeune femme l’aborda.
-
Je vous ai entendu tout à l’heure avec le type de l’accueil. Il vous raconte
des sornettes. Le texte n°1214-32 stipule que les archives sont libres d’accès
sur présentation d’une pièce d’identité. Il ne veut pas s’ennuyer avec vous,
c’est tout. Je consulte régulièrement les documents ici, je sais de quoi je
parle.
Puis,
dans un sourire, elle ajouta :
-
Ne vous laissez pas impressionnez.
************
Il
faisait frais ce matin là, et pourtant Julien transpirait, les joues écarlates
d’émotion mal contenue. Il avait parcouru les allées en quête du photographe
Lessaux Joseph à Fléra-sur-Oise. A présent il tenait une volumineuse boite
métallique qu’il déposa fébrilement sur une table avant d’en ouvrir, avec dévotion,
le couvercle.
-
Tout n’a pas encore été numérisé, avoua l’archiviste. Il vous faudra fouiller.
Le
Saint Graal apparut devant lui : des textes, des notes, une multitude
d’épreuves soigneusement classées : les monuments d’un coté, les portraits
de l’autre ; tous réalisés par Lessaux. Il prit cette pile et remarqua la
présence de dates et de numéros de cliché en haut à droite des planches.
« 2
avril 1897 ; n°721 …. »
il tourna plusieurs planches « 15 novembre 1907 ; n°613 » encore des planches ... « 16
août 1914 ; n°1126 ». Zut, il
était allé trop loin.
Alors,
avec une infinie patience, il reprit le fil le 27 octobre 1909 ; n°1011.
Il
vit défiler des familles entières en costumes sombres ; des enfants en
communiant ; des jeunes filles en robe de mousseline accoudées à de hautes
sellettes ; des mariés trop sérieux et des nouveaux nés allongés sur des
peaux d’animaux.
« 27
janvier 1912 ; n° 1054 »
Julien
retint son souffle. Prolonger encore cet instant magique…
Va-t-il
une fois de plus être déçu ? Est-ce, à nouveau, une impasse ? Est-il
arrivé au bout du chemin ?
Il
baissa les yeux, de la date à l’image, le cœur battant.
Une
petite femme de trois quart, les cheveux relevés en un savant chignon maintenu
par une pince en nacre, enserrée dans une robe noire, le visage grave, les
lèvres finement ourlées se tenait devant lui.
Il
ferma les yeux ; les rouvrit lentement : elle était toujours là. Bien
là.
De
ses doigts tremblant il retourna l’image.
Au
dos une multitude d’inscriptions minuscules, mais il ne lut que celle écrite à
l’encre rouge: « Adrienne
SASSIER ».
Il
regarda le frêle visage :
-Bonjour…Adrienne...
Il
n’y avait plus rien à ajouter, ni finalement, plus rien à rechercher.
Il
referma la boite et s’en fut.