Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
maionhe dans tous ses états !
29 juin 2010

<!-- /* Style Definitions */ p.MsoNormal,

Photographie Cabaret

 

 

 

Comme tous les soirs, Julien éteignit les photocopieuses, rechargea les bacs papier, vérifia les systèmes et souleva les couvercles à la recherche d’un éventuel document oublié par un client. La chose n’était pas rare, et ce soir là, ce fut au tour d’une photographie d’une femme en médaillon de subir le sort du cours de math des 1ère STT du lycée Michelet, du texte de la dernière chanson à la mode, de l’acte notarié de Mr Bellfond, de la déclaration d’amour de Jessica et de la facture EDF de Mme Leblaise, 34 rue des roseaux.

La petite photo alla donc rejoindre naturellement la boîte des objets trouvés ou plutôt, dans leur cas, des documents perdus.

Elle n’y était d’ailleurs pas l’unique cliché : une mariée, un bébé rieur, un jeune couple devant un temple grec et un vieux monsieur en chapeau haut de forme allaient lui tenir compagnie.

Julien essaya alors de se souvenir des clients qui avaient utilisé la photocopieuse n°3, car enfin, à qui donc l’image pouvait-elle appartenir ? A la vieille dame au chihuahua ? Non, elle s’était servie de la 2. Au grand type tout maigre ? Peut être. A la jolie fille au chignon ? Non, il lui semblait qu’elle avait copié des cours. Ou était-ce à la femme enceinte ? Celle aux yeux bleus ? Celle en minijupe ? Celle de 20 ans ? Celle de 60 ? Au monsieur au costume élimé ? A celui avec un accent ? Au blond, au roux, au petit, au grand ? Il y en avait tellement eu. Impossible de tous se les remémorer. Et en plus, comment savoir à quelle heure la photocopieuse n°3 avait cessé de débiter ses copies ?

Machinalement, Julien rangea la boîte, éteignit les lumières, tira le volet roulant de sa boutique et partit.

 

 

Le lendemain matin un homme attendait devant l’entrée. Certainement le propriétaire de la photographie, présuma Julien. Mais non, seulement un homme pressé. Il en fut presque déçu. La journée passa sans que personne ne vint la réclamer. Aussi, avant de rentrer chez lui, il la ressortit de la boite. C’était un portrait de femme, brune, enserrée dans un vêtement noir, le regard détourné de l’objectif, le visage grave, sans un sourire. Il aurait pu la trouver jolie si elle n’avait été du début du siècle. Car l’austérité de la tenue, de la coiffure, de ses traits et de sa pose conférait à cette femme un distant  respect; de celui dû, généralement, aux figures ancestrales ou aux monuments historiques. Son atemporalité dénaturait son pouvoir de séduction. Il la reposa dans le carton et rentra chez lui.

 

 

Le deuxième soir, à nouveau Julien regarda le portrait avant de rentrer chez lui. Le troisième jour le surprit, dès le matin, à contempler le frêle visage. Elle avait vraiment un curieux air, cette petite femme. La figure tournée vers la droite, elle braquait ses noires iris vers un lointain perçu d’elle seule. Les lèvres pincées, les pommettes hautes, les cheveux remontés en un savant chignon, le teint pâle, elle paraissait surprise, ou autoritaire, ou impassible, on ne savait que dire. Et c’est cela, justement, qui intrigua le jeune homme.

A présent, lorsqu’il ressortait l’image, entre deux clients, il avait l’impression de découvrir une nouvelle personne. La petite femme était mouvante. Jamais vraiment la même, ni jamais totalement différente.

 

 

Une semaine plus tard, le portrait espérait toujours la venue de son distrait propriétaire.

- Pourtant, se disait Julien, une si jolie frimousse, ça ne s’oublie pas !

Il l’avait installée à coté du téléphone, bien en vue des clients, dans l’espoir qu’elle fut reconnue par l’un d’eux. En vain. Et lui, à force de la croiser sur son comptoir, se prit à se poser mille questions à son sujet, et surtout, celle cruciale de son identité. Aucun nom, aucune date, rien. Sur le verso, uniquement : « Photographie Cabaret – 99 rue Zitapril – Fléra-sur-oise ».

Alors, de temps à autre, au lieu de travailler, Julien s’amusait à lui attribuer un prénom à l’aide du calendrier de la poste ou s’asseyait à son bureau pour la dévisager. Il passait ainsi de longues minutes à tenter de percer le mystère de cette expression singulière. A plusieurs reprises, il cru y être parvenu : elle est étonnée ; c’est ça le reflet dans sa pupille ! Non, elle est sûre d’elle ; une maîtresse femme, c’est certain ! Ou alors : c’est de la tristesse qui émane d’elle, un air résigné ; voilà une fille qui n’a pas dû avoir une vie facile…

Elle était tout cela à la fois.

Il décortiqua sa tenue, passa à la loupe son pendentif, sa pince à cheveux en nacre, ses boucles d’oreilles. Il étudia la coiffure, les pans relevés de ses cheveux, l’accroche cœur sur son front ; il promena son regard sur ses joues, la naissance de son cou, sa poitrine légèrement dessinée sous l’épais velours noir… Il ne pouvait se repaître de ce visage passé. Sans cesse, il revenait à lui. Attiré, il en était tombé amoureux.

 

 

Alors il retira la photo de son comptoir. Jalousement il la cacha aux yeux du monde et souhaita de tout son être que personne, jamais, ne viendrait la lui reprendre. Dans cette crainte, il procéda à un retirage mais le résultat se révéla médiocre. La nouvelle épreuve demeurait trop sombre et beaucoup de détails manquaient.

- Si quelqu’un vient, je dirai que je n’ai rien trouvé. Voilà. Un mois après, c’est tout à fait possible…

Sa résolution était prise.

 

 

Le soir, dans son appartement, Julien rêvait de la belle inconnue. Craignant de l’égarer, il ne l’emmenait jamais avec lui. Et surtout, il appréciait ces instants loin d’elle pour autant d’heures de tourments qui sublimaient sa passion. Il brûlait alors de mille feux dans l’attente libératrice des retrouvailles. Elle attendait au magasin. Lui, fébrilement, ouvrait la porte, retenant encore quelques minutes la clé dans la serrure, prolongeant ainsi l’instant délicieux avant la rencontre, toujours nouvelle, toujours différente. Quelle femme allait-il découvrir aujourd’hui ? L’étonnée ; l’amoureuse ; la meurtrie ; la sévère ; la mutine ; l’impassible ? Car comme tous les amoureux du monde, il redoutait d’être éconduit. Puis, ses craintes envolées, il couvait des yeux ce teint d’opaline, ce nez retroussé, ces lèvres finement ourlées. Il contemplait cette beauté 1910 avec dévotion.

Car il en était certain, pour avoir effectué des recherches sur internet, l’image datait de 1900-1915. Et l’inconnue devait avoir dans les 20- 30 ans. Elle était donc décédée depuis longtemps.

Curieuse sensation que d’être épris d’une femme morte certainement depuis plus de cinquante ans.

Quelle a été sa vie ? A-t-elle été amoureuse ? Heureuse ? Des enfants, certainement. Des petits enfants et même, peut être, des arrières petits enfants qui seraient venus faire une photocopie du portrait de leur arrière grand-mère et qui l’aurait oublié là ?

Julien se remémora le soir où il l’avait découvert, petit bout de carton perdu dans un coin du plateau de verre. Il croyait voir une jeune femme, vingt-cinq ans environ ; elle lui paraissait ressembler à l’image. Est-ce elle, le lien ?

 

 

************

 

 

« Photographie Cabaret- 99 rue Zitapril- Fléra-sur-oise

 Photographe du ministère de l’instruction publique et des Beaux-arts, attaché à la commission des monuments historiques pour le département de l’Oise »

 

Et inscrit en minuscule en bas du carton : « N° du cliché 1054. On pourra toujours avoir des épreuves à la maison ».

 

- Mais, bien sûr, se dit le jeune homme en se précipitant sur l’annuaire téléphonique.

Mais il déchanta rapidement. Aucun photographe de Fléra ne portait ce nom, ni ne siégeait à cette adresse.

- Après tout, Fléra n’est qu’à dix kilomètres… J’irai voir demain.

 

 

Et le lendemain matin, dès huit heures, Julien arpentait la rue Zitapril à la recherche du numéro 99. Le rythme de son cœur s’accélérait à mesure que défilaient les numéros. 77…85…91…Qu’espérait-il au fond, il ne savait trop. Dans ses rêves les plus fous le photographe l’attendait : « Bien sur monsieur, le cliché n°1054… son nom, son adresse, bien entendu. Il s’agit de Mlle… » et là tout se résolvait, il retrouvait sa trace, suivait sa descendance jusqu’à la jeune fille apparue dans son magasin. Il lui rendait la photographie en découvrant avec émerveillement qu’elle était la copie conforme de son arrière-grand-mère…

Mais cent dix ans après, il lui fallait reconnaître que le portraitiste ne l’attendait certainement pas et qu’il tenait une piste bien maigre dans sa quête de l’identité de la belle inconnue. Depuis la veille, il oscillait entre espoir déraisonné et pragmatisme désolant. C’est le cœur battant la chamade qu’il approcha du 99.

Mais en lieu et place de « photographie Cabaret » se tenait…un Mac Donald’s. Evolution cruelle du 20ème siècle. La petite femme en médaillon serrée dans son corset, au chignon parfaitement ajusté, au regard franc et au fier port de tête , remplacée par une serveuse à la mèche tombant dans les yeux, vêtue d’une affreux tee-shirt orange, au regard morne et aux pas traînant. Que les petites femmes du peuple avaient changé ! Dépité, Julien commanda un café et alla s’asseoir à une table.

 

Une demi-heure plus tard, il sortit du restaurant.

En revenant sur ses pas il fut surpris de découvrir une petite boutique de photo au n°92. Il décida alors de tenter sa chance : « Quitte à être là… ».

En expliquant la raison de sa venue le jeune homme senti que le quadragénaire, qui l’observait derrière ses petites lunettes d’acier, le prenait pour un hurluberlu. Il joua son va-tout en sortant la photo. L’homme allait y jeter un regard aussi rapide que distrait lorsque son attention fut attirée par une marque sur le verso et son visage, soudain, s’éclaira.

- Ce tampon, là derrière, me dit quelque chose. Il me semble l’avoir vu dans les archives de mon père, quand j’étais enfant. Car voyez-vous, il a racheté cet atelier à un homme très âgé qui, je crois, officiait plus haut dans la rue. Ça pourrait peut-être correspondre... Je dis bien, peut-être…

Julien cru s’étouffer.

-Ecoutez,repris l’homme avec exaltation, je regarderai le titre de propriété, l’historique, en quelque sorte, de la boutique et vous dirai s’il y a un rapport avec « Photographie Cabaret », d’accord ? Je vous appellerai si je découvre quelque chose.

Et c’est sur un petit nuage que le jeune homme regagna sa voiture. Il ne vit même pas la route jusqu’à son magasin, à tel point qu’il faillit occasionner un accident. Le reste de sa journée passa dans ce brouillard de secrète espérance. Le lendemain, il avait retrouvé ses esprits, même si, pour la première fois, il parla au portrait à voix haute :

- Je vais vous retrouver et je vous rendrai à votre famille, je vous le promets….Je vous retrouverai…Je veux tout connaître de vous. Vos goûts, votre caractère, votre histoire. Tout. Jusqu’à vos rêves…peut-être….

 

 

 

Quatre jours s’étaient écoulés depuis sa visite à Fléra-sur-Oise. Julien désespérait de recevoir l’appel du photographe lorsque le téléphone retentit.

- D’après l’acte de propriété, la boutique s’appelait avant « Lessaux photographie ». Pas de trace de « Cabaret ». Il faut dire que….

Julien n’écoutait plus. Il sentait les larmes au bord de ses yeux. Quelle déception ! Car, malgré tout, il y avait cru.

 

- Vous m’écoutez ? Allo ? Interpella le photographe. Je croyais pourtant que cela aurait pu vous être utile dans vos recherches, vous ne trouvez pas ?

- Quoi ? Quoi ? Excusez-moi, vous disiez ? S’enquit prestement le jeune homme.

- Je disais que Mr Lessaux, l’ancien propriétaire, était attaché à la commission des monuments historiques du département. C’est pas un truc comme ça qui est inscrit au dos de votre photo ?

- Oui.

- Donc, peut-être que ce Lessaux est l’homme que vous cherchez.

Julien retenait son souffle.

- Comment, puisque ce n’est pas le même nom ? Objecta-t-il cependant.

- Parce que « Lessaux Photographie » c’est le nom de la maison en 1946 quand mon père l’a acquise. Dans les années 1900-1920, elle pouvait avoir une autre appellation. Seuls les noms en cours d’utilisation sont répertoriés sur les actes de vente.

Soudainement il eu peur de comprendre.

- Ce que vous êtes en train de me dire… C’est que ce Lessaux en question a pu appeler sa boutique « Photographie Cabaret » au début du siècle et « Lessaux photographie » dans les années 30 et la vendre sous ce nom?

- Exactement, déclara le photographe avant d’ajouter ; d’autant qu’il semblerait, mais là j’utilise le conditionnel, que Lessaux l’ai créée en 1897.

Cette fois, Julien cru défaillir. Il jeta un coup d’œil éperdu à la petite femme qui continuait de l’ignorer.

- Vous êtes toujours là ? S’inquiéta l’homme à l’autre bout du combiné.

- Euh...oui…oui.

- Nous n’avons pas d’archives de cette époque. Je ne peux malheureusement vous aider plus. Mais je vous conseille d’aller au ministère et avec le nom de Lessaux Joseph et l’adresse, vous trouverez peut-être quelque chose. Il était fréquent que les photographes attachés à des ministères leurs donnent des copies des épreuves afin de constituer une sorte de « fond historique » vous voyez.

- Merci…

- De rien, répondit le photographe. Alors bonne chance… et tenez moi au courant, d’accord ?

- D’accord.

 

 

************

 

 

Tout s’arrêta quelques semaines plus tard, lorsque, après de multiples contacts, les portes du ministère des Beaux-Arts restèrent désespérément closes. Julien buttait sur cet obstacle. Les agents administratifs ne voulaient rien entendre : «  Non, non...il n’y a rien de tel ici. » ou « Les archives ne sont consultables que par des personnes autorisées ». Mais comment le devient-on ? Il ne le su jamais.

 

 

Un soir, après une ultime rebuffade, Julien alla s’asseoir sur un banc en face du ministère pour digérer son dépit avant de rentrer chez lui avec la ferme intention de ne plus jamais revenir. C’est alors qu’une jeune femme l’aborda.

- Je vous ai entendu tout à l’heure avec le type de l’accueil. Il vous raconte des sornettes. Le texte n°1214-32 stipule que les archives sont libres d’accès sur présentation d’une pièce d’identité. Il ne veut pas s’ennuyer avec vous, c’est tout. Je consulte régulièrement les documents ici, je sais de quoi je parle.

Puis, dans un sourire, elle ajouta :

- Ne vous laissez pas impressionnez.

 

 

************

 

 

Il faisait frais ce matin là, et pourtant Julien transpirait, les joues écarlates d’émotion mal contenue. Il avait parcouru les allées en quête du photographe Lessaux Joseph à Fléra-sur-Oise. A présent il tenait une volumineuse boite métallique qu’il déposa fébrilement sur une table avant d’en ouvrir, avec dévotion, le couvercle.

- Tout n’a pas encore été numérisé, avoua l’archiviste. Il vous faudra fouiller.

Le Saint Graal apparut devant lui : des textes, des notes, une multitude d’épreuves soigneusement classées : les monuments d’un coté, les portraits de l’autre ; tous réalisés par Lessaux. Il prit cette pile et remarqua la présence de dates et de numéros de cliché en haut à droite des planches.

« 2 avril 1897 ; n°721 …. » il tourna plusieurs planches « 15 novembre 1907 ; n°613 » encore des planches ... « 16 août 1914 ; n°1126 ». Zut, il était allé trop loin.

Alors, avec une infinie patience, il reprit le fil le  27 octobre 1909 ; n°1011.

Il vit défiler des familles entières en costumes sombres ; des enfants en communiant ; des jeunes filles en robe de mousseline accoudées à de hautes sellettes ; des mariés trop sérieux et des nouveaux nés allongés sur des peaux d’animaux.

 

« 27 janvier 1912 ; n° 1054 »

 

Julien retint son souffle. Prolonger encore cet instant magique…

Va-t-il une fois de plus être déçu ? Est-ce, à nouveau, une impasse ? Est-il arrivé au bout du chemin ?

Il baissa les yeux, de la date à l’image, le cœur battant.

 

Une petite femme de trois quart, les cheveux relevés en un savant chignon maintenu par une pince en nacre, enserrée dans une robe noire, le visage grave, les lèvres finement ourlées se tenait devant lui.

Il ferma les yeux ; les rouvrit lentement : elle était toujours là. Bien là.

De ses doigts tremblant il retourna l’image.

 

Au dos une multitude d’inscriptions minuscules, mais il ne lut que celle écrite à l’encre rouge:  « Adrienne SASSIER ».

 

 

Il regarda le frêle visage :

-Bonjour…Adrienne...

 

 

 

Il n’y avait plus rien à ajouter, ni finalement, plus rien à rechercher.

Il referma la boite et s’en fut.


Publicité
Publicité
Commentaires
maionhe dans tous ses états !
Publicité
Publicité